Voyages de Gulliver (Les)
Résumé
En dépit du pluriel du titre, le film de Dave Fleischer ne s’inspire que de la première partie, le Voyage à Lilliput, du conte philosophique de Swift ; film de divertissement avant tout, il n’en possède pas la verve parodique, se concentrant sur les ressources spectaculaires et romanesques du sujet.
Le navigateur Lemuel Gulliver fait naufrage et parvient à se trainer sur une plage où il s’écroule, terrassé par la fatigue. Il est découvert par Gaby, veilleur de nuit du pays de Lilliput, peuplé d’êtres minuscules; Gaby tente en vain d’attirer l’attention du roi Little sur l’arrivée soudaine de ce “géant”, mais une autre affaire préoccupe le souverain. Alors qu’il discutait avec son homologue le roi Bombo de Blefescu, le pays voisin, du mariage de sa fille Glory avec le prince David, fils de Bombo, une dispute a éclaté au sujet de l’hymne qu’il faudrait jouer lors de la cérémonie. Serait-ce “Faithful”, hymne de Lilliput, ou “Forever”, celui de Blefescu? Outré, Bombo déclare la guerre à Little. Les deux jeunes gens doivent se dire adieu, tandis que Bombo envoie trois espions surveiller les faits et gestes des lilliputiens.
Ayant enfin pu s’exprimer, Gaby dirige une expédition qui, avec force treuils et cordages, ligote Gulliver endormi et le transporte au pied du palais du roi Little. Gulliver s’éveille et brise ses liens, au moment même où Bombo passe à l’attaque. Heureusement, son armée prend la fuite au moment où Gulliver, se dressant contre une inoffensive volée de boulets minuscules, éclate de rire. Les lilliputiens acclament leur sauveur inespéré, et en guise de remerciement, toute la population se met à l’ouvrage pour lui confectionner de nouveaux - et gigantesques - vêtements dans un climat de liesse générale.
Dans un nouvel accès de colère, Bombo charge ses trois espions Sneak, Snoop et Snitch d’éliminer Gulliver, responsable de sa défaite. Le moyen trouvé: s’emparer du pistolet de ce dernier, exposé en ville comme une curiosité, et tendre un piège au navigateur. Heureusement, les trois compères multiplient les gaffes, et manquent de périr dans l’incendie de leur repaire... dont Gulliver les sauve à son insu. Guliver soustrait également David à la fureur des gardes de Lilliput et lui permet de rencontrer Glory.
Bombo, qui a donné l’ordre d’en finir avec Gulliver, passe à l’attaque. Le message est intercepté par Gaby qui prévient les siens. Gulliver immobilise toute la flotte de Bombo et s’interpose entre les deux armées, tandis que les trois espions pointent le pistolet sur lui. David parvient à dévier le tir mais s’écroule inanimé, tandis que Bombo horrifié perd subitement toute humeur belliqueuse. Gulliver tire la leçon de ce drame : la folie des hommes, petits ou grands, est partout la même. David reprend conscience et Gulliver lui suggère de chanter désormais les deux hymnes judicieusement réunis: à l’évidence, ils se complètent parfaitement (“Faithful forever”!). Les jeunes gens sont enfin réunis, et les deux rois réconciliés président au lancement d’un gigantesque bateau sur lequel Gulliver s’éloigne au milieu des acclamations.
Commentaire
En 1937, la Paramount cherche à se relever du choc causé par “Blanche Neige” de Disney; ce film commencé dans une ambiance de scepticisme généralisé vient de prouver que le public est prêt à recevoir un long métrage d’animation, à condition que sa qualité soit exceptionnelle. La compagnie, commanditaire du studio des frères Fleischer, demande aussitôt aux deux artistes de lancer le projet d’un film concurrent dans des délais aussi brefs que possible.
Le studio connait pourtant cette année-là une grève longue et difficile, qui prive les Fleischer de leurs anciens collaborateurs et leur laissera une certaine amertume. Aussi la Paramount leur impose-t-elle de s’installer à Miami en Floride, et d’y recruter une nouvelle équipe afin de mettre les bouchées doubles. Le studio réussit à s’attacher les services de quelques anciens de chez Disney, mais c’est principalement en recrutant de jeunes talents qu’il parvient à réunir une équipe de près de 700 personnes (alors que l’ancien studio de New-York n’en comptait que 200), laquelle va s’attaquer à un travail gigantesque: en effet, “Les voyages de Gulliver”, commencé au printemps 1938, est présenté au public en décembre 1939. “Blanche-Neige”, pour sa part, avait exigé quatre ans de travail.
Alors que Disney demande à ses collaborateurs de retourner à l’école, afin que ses longs métrages explorent de nouvelles voies, les Fleischer préfèrent, pour des raisons de délais, valoriser les acquis. Pour cette raison, leur film n’est pas une révolution esthétique; cette dernière, pour eux, arrivera trop tard, avec la série “Superman”. Le film n’en reçoit pas moins un bon accueil aux Etats-Unis, mais sa rentabilité est entammée par la perte d’une bonne part du marché européen du fait de la guerre. Suite à l’éviction des frères Fleischer de leur propre studio en 1941, la Paramount néglige son patrimoine animé. Le film est rarement exploité en salle, et, pour la période récente, régulièrement distribué en vidéo dans des conditions de qualité déplorables.
“Les voyages de Gulliver”, réalisé après la fin du monopole accordé à Disney, fait appel au Technicolor trichrome dont il exploite toute les ressources, du moins pour le spectateur qui aura la chance d’en voir une copie en bon état. Sur ce point, les Fleischer, avec l’aide de Natalie Kalmus, l’intransigeante directrice artistique de Technicolor, vont plus loin que Disney dans l’exploration des effets de nuit. Les séquences de la découverte de Gulliver par les lilliputiens et de son transport vers la ville, à la lueur des torches, sont fascinantes avec leurs effets rappelant parfois le clair-obscur des cinéastes européens du temps.
Dans “Blanche-Neige”, seuls les nains rappellent l’univers graphique et humoristique du cartoon; “Gulliver” se situe d’avantage à la jonction des deux styles. Pour le personnage principal, Max Fleischer obtient un réalisme stupéfiant par l’utilisation systématique du rotoscope (procédé dont ne dispose pas Disney) ; le naturel confondant de chaque geste et de chaque posture restera inégalé jusqu’à “Final Fantasy” de Hironobu Sakaguchi, réalisé en numérique en 2001. En revanche, la totalité des autres personnages, les lilliputiens, conservent les caractéristiques du cartoon classique. Tant le crieur public Gaby que les rois Little et Bombo, le pigeon voyageur et les trois espions Sneak, Snoop et Snitch seront repris pour de brèves séries de cartoons, “Gaby Color Cartoons” et “Animated Antics”.
Les décors, pour leur part, sont réalisés en totalité en deux dimensions : curieusement, le dispositif permettant d’intégrer des personnages animés dans des décors en relief, marque de fabrique des Fleischer, est totalement absent de “Gulliver”, comme il le sera du reste de “Mr Bug goes to town” et de “Superman”; seul le générique, somptueux,fait appel à une maquette de bateau.
Le film est également réputé reprendre certaines des recettes de “Blanche-Neige”, notamment par l’intégration de chansons romantiques intervenant aux moments les plus emprunts de tendresse (tels les deux hymnes des royaumes, “Faithfull” et “Forerver”, et l’accès de nostalgie de Guliver), ainsi que dans les séquences humoristiques (“All Well” ou “It’s a happy day”). Si le film a aujourd’hui assez mauvaise presse en raison de cet apparent suivisme, il n’est pas inutile de préciser que les chansons n’étaient pas rares au début du parlant, dont elles constituaient en quelque-sorte la démonstration ultime. Curieusement, les Fleischer négligent d’y exploiter leur fameux système de la balle bondissante, qui permettait au public de reprendre en choeur.
Souvent considéré comme inférieur à “Blanche-Neige”, “Gulliver” souffre parfois de l’ampleur de son sujet. Les personnages sont souvent entrevus trop rapidement pour être attachants, cette carrence est particulièrement marquée en ce qui concerne l’intrigue amoureuse entre Glory et David. À la décharge de ses auteurs, le thème est plus audacieux que celui choisi par Disney, le roman de Swift se présentant comme une caricature pleine d’ironie, même si les Fleischer en retiennent principalement l’aspect fantastique. En 1939, le pacifisme qui se dégage du film est déjà loin d’être consensuel; et si l’on songe que le monde du cartoon finit par prendre un ton ouvertement belliciste au beau milieu de la seconde guerre mondiale (Disney et les Fleischer en tête), l’appel à la paix qui conclut “Gulliver” n’en a que plus de prix. Un film attachant et trop souvent négligé.